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Vices de formes
5 novembre 2006

Oisiveté

L'homme penché sur sa motocyclette ne peut se concentrer que sur la seconde présente de son vol ; il s'accroche à un fragment de temps coupé et du passé et de l'avenir ; il est arraché à la continuité du temps ; il est en dehors du temps ; autrement dit, il est dans un état d'extase ; dans cet état, il ne sait rien de son âge, rien de sa femme, rien de ses enfants, rien de ses soucis et partant, il n'a pas peur, car la source de la peur est dans l'avenir et qui est libéré de l'avenir n'a rien à craindre.

La vitesse est la forme d'extase dont la révolution technique a fait cadeau à l'homme. Contrairement au motocycliste, le coureur à pied est toujours présent dans son corps, obligé sans cesse de penser à ses ampoules, à son essoufflement ; quand il court il sent son poids, son âge, conscient plus que jamais de lui-même et du temps de sa vie. Tout change quand l'homme délègue la faculté de vitesse à une machine : dès lors, son propre corps se trouve hors jeu et il s'adonne à une vitesse qui est incorporelle, immatérielle, vitesse pure, vitesse en elle-même, vitesse extase.

Je me rappelle cette américaine qui, il y a trente ans, mine sévère et enthousiaste, sorte d’apparatchik de l’érotisme, m’a donné une leçon (glacialement théorique) sur la libération sexuelle ; le mot qui revenait le plus souvent dans son discours était le mot orgasme ; j’ai compté : quarante-trois fois. Le culte de l’orgasme : l’utilitarisme puritain projeté dans la vie sexuelle ; l’efficacité contre l’oisiveté ; la réduction du coït à un obstacle qu’il faut dépasser le plus vite possible pour arriver à une explosion extatique, seul vrai but de l’amour et de l’univers. Pourquoi le plaisir de la lenteur a-t-il disparu ?

Ah, où sont les flâneurs d’antan ? Où sont-ils, ces héros fainéants des chansons populaires, ces vagabonds qui traînent d’un moulin à l’autre et dorment à la belle étoile ? Ont-ils disparu avec les chemins champêtres, avec les prairies et les clairières, avec la nature ? Un proverbe tchèque définit leur douce oisiveté par une métaphore : ils contemplent les fenêtres du bon Dieu. Celui qui contemple les fenêtres du bon Dieu ne s’ennuie pas ; il est heureux. Dans notre monde, l’oisiveté s’est transformée en désœuvrement, ce qui est tout autre chose : le désœuvré est frustré, s’ennuie, est à la recherche constante du mouvement qui lui manque.

Kundera - La lenteur. 

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Commentaires
Y
C'est son premier livre écrit en français (il habite en France depuis la fin des années 70 je crois) où il visite les thèmes de la sensualité et de la mémoire au travers de la 'lenteur' qu'il oppose à la 'vitesse' moderne supposée rentabilisante.<br /> Suivront 'L'identité' et 'L'ignorance' comme un cycle, mature, aimant.<br /> <br /> Je reste cependant séduite bien plus par ses 'autres' écrits. <br /> <br /> Un détail qui n'en est pas un: de nombreuses traductions furent des exercices de libres reécritures incontrôlables de la part de ses traducteurs, faussant totalement le style 'Kundera', plus épuré que kitch en fait. <br /> Il suffit pour cela d'acheter ses romans traduits cette fois par lui-même!
J
Euh... ca n'est pas moi qui le dit cher Phrosa mais Kundera !! sourire.<br /> Pour se rapprocher de nous et sans tomber dans l'extrême de personnes richissimes je connais des personnes très très à l'aise, dont le compte en banque me remplairait d'aise, mais dont je n'échangerai pas une minute ma vie contre la leur... je peux témoigner que l'argent ne fait pas toujours le bonheur.. mais je pense que le problème vient plutôt des personnes que de leur compte en banque...
P
... l’oisiveté s’est transformée en désœuvrement et force est de constater que c'est vrai. Mais à y regarder de plus près, il en est de même pour les personnes très riches qui n'ont plus de rêves à la mesure de tout un chacun. Doit on souffrir pour être heureux ?
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le blog de Thaïs et Jules... ou l'alcôve d'un couple.
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